Réveil 4h30. Nous nous levons avec d'impressionnants bruits d'éboulements venant de la gorge au kilomètre trente. Il y en a eu toute la nuit. Une sorte de couloir du goûter local, le garde à l'entrée du parc nous avait prévenu. Une traversée de trente mètres dans un éboulis instable, sécurisé par seulement deux cordes en dessous en cas de chute, interdite car le précipice est raide et la mort assurée. Quand nous sommes passés hier rien ne tombait du dessus, depuis cette nuit et ce matin c'est un festival.
Nous quittons le camp et remontons dans la lumière sombre et grise des sous-bois dans les nuages. Nous sommes seuls, aucun bruit hormis le chant timide de rares oiseaux et le grondement lointain du torrent au fond du canyon. L'air est frais, sent les bois, le foin et l'humidité. Nos sacs frottent les arbustes et plantes de chaque côté du sentier étroit, qui a perdu toute trace de passage des mules et des marcheurs. Nous franchissons le col Abra Choquequirao à 3272m tels des pèlerins, bâton de bois à la main, perdus dans les brumes matinales.
Sur l'autre versant nous retrouvons un terrain plus sec, nous laissons derrière nous l'ambiance de jungle. Quelques arbustes poussent sur un sol gris, l'herbe est jaune. Cette année le Pérou aussi souffre de sécheresse. D'étonnantes plantes présentent des feuilles épaisses d'un mètre de long et vingt centimètres de large, comme des langues pointues retombant et hérissées de pointes sur leurs bords. Elles entourent en leur centre, pour celles d'un stade avancé, un tronc dur de trois mètres similaire à du bambou, au bout duquel se trouvent les fleurs. Doucement les nuages se déchirent et nous laissent entrevoir en face la longue montée qui nous attend pour rejoindre Maizal. La descente n'en finit pas jusqu'au fond de la vallée, 1300 mètres pour atteindre le torrent. Nous y prenons une courte pause, en profitons pour recharger en eau. Puis nous faisons face au mur. D'ici les montagnes ici semblent immenses, les versants sont très raides et les sommets à plus de 4000m. La montée est ingrate, sur un chemin de poussières et cailloux. La sortie du ravin, comme hier, n'est absolument pas intéressante et nous montons donc uniquement en gérant l'effort. Nous comptons les virages et le dénivelé parcouru. Le sentier est très raide, ce n'est pas un kilomètre vertical mais presque. Point positif, malgré nos sacs lourds nous avalons rapidement la pente. Le ciel couvert nous épargne la chaleur étouffante de la veille, et Béatrice étant en meilleure forme, nous arrivons à la ferme en un peu plus de deux heures pour mille cent mètres d'ascension. Depuis le promontoire, le panorama est superbe. De l'autre côté, le sommet du matin, si proche à vol d'oiseau, mais que nous avons quitté il y a bientôt 5h30. Sur les autres montagnes, je découvre toujours aussi stupéfait les habitations sommaires où les paysans vivent isolés, à une longue journée de marche par des sentiers abrupts.
J'arrive seul car j'ai pris un peu d'avance dans les cents derniers mètres. Les quatre habitations ont été construites sur une épaule de la montagne, à un des rares endroits où l'eau arrive. Le sentier se couche, et sinue à l'approche du hameau entre les potagers protégés des animaux par des filets verts. Je m'approche et appelle, dans la cour une grand-mère me fait signe de rentrer. Je passe le portail et découvre une plus jeune qui m'était cachée par le mur. C'est la voisine de l'autre unique maison de la vallée, à un kilomètre. Les deux me sourient, la grand-mère n'a plus que deux dents, une en haut et une en bas. Pourtant on devine à son visage qu'elle a été belle. Elle me fait signe de m'installer plus loin sur les terrassements pour planter ma tente, puis retourne à son travail. Je m'assieds et les observe. Assises au sol de part et d'autre de deux piquets plantés à la verticale et distants de deux mètres, elles se font face et s'envoient à tour de rôle des pelotes de laines aux couleurs vives, en discutant de l'ordre à respecter dans un mélange d'espagnol et de quechua. Les écharpes terminées sont posées derrière elles sur une planche. Des bandes multicolores alternent avec des motifs traditionnels sur fond uni. Aux extrémités, des franges tressées laissent deviner le secret du tissage.
Nous montons le campement au milieu des poussins curieux qui nous grimpent dessus, des poules et coqs qui grattent l'herbe à la recherche d'insectes. Contre un mur à l'ombre, deux chats et un chien font la sieste. Plus bas, trois chevaux attendent certainement leur prochain voyage vers le village le plus proche, où les femmes iront vendre leur étoffes et acheter les quelques provisions qui leur manquent.
Ce soir, nous dînons chez la grand-mère. Depuis 17h30 de la fumée sort de la cheminée sur le toit, elle s'affaire au fourneau. À 18h00 nous rentrons. Le sol est noir, la pièce sombre est faiblement éclairée par une unique lampe au plafond qui diffuse une lumière blanche. À notre gauche, dans l'ombre, un foyer à même le sol sur lequel sont en train de chauffer l'eau de notre soupe et une bouilloire. La grand-mère est assise devant sur un petit tabouret et remue les nouilles. Derrière elle, un meuble noir sur lequel est posé un peu de vaisselle. Deux bassines posées par terre servent à nettoyer la vaisselle. À côté, des plaques de cuisson branchées sur une bonbonne de gaz. À droite, sous le plafonnier, une simple table avec deux bancs est couverte d'une nappe cirée, quelques fleurs finissent de faner dans un vase. Face à la table, une affiche de prière chrétienne décore le mur en terre. Les poules, chats, chiens et cochons d'Inde courent sous les meubles et au milieu de la pièce. La mama les chasse dès qu'ils approchent trop près du feu et des plats en préparation. Malgré notre invitation, la grand-mère ne partage pas notre table et s'assied au coin du feu pour manger. Nous dévorons notre soupe et la copieuse portion de riz en discutant avec elle. L'échange n'est pas très facile, elle est quechua et son espagnol semble tout juste un peu meilleur que le nôtre. Nous vivons un moment exceptionnel de simplicité, en partageant ce moment qui nous donne un aperçu sur son quotidien. Nous remercions la mama, la saluons et sortons. Béa me regarde en souriant : "C'était ty-pique !".
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