Nous arrivons à Puno en soirée, la nuit tombe. La ville ne s'illustre pas par sa beauté architecturale, elle nous surprend simplement par la profondeur de ses rues. Toutes celles que nous avons traversé jusqu'à présent se limitent à quelques étages seulement par immeuble. Ce "côté" exigu, la foule qui inonde les trottoirs, le retour à une circulation frénétique sont un violent contraste avec ce que nous venons de laisser. Après quelques échecs, nous trouvons finalement notre bonheur en un hôtel assez chic pour le pays, qui a l'immense mérite d'être ouvert, propre, et de posséder une belle terrasse couverte sur le toit d'où l'on peut admirer la vue sur les hauteurs de la ville. Nous fuyons le bruit et le monde et nous réfugions dans notre petit palais du soir, eau-chaude / toilettes / moquette / couverture.
Le lendemain, 8h. Au Puerto Muelle à Puno, lieu d'embarquement pour les traversées du lac Titicaca, à peine sortis du taxi-tricycle que trois rabatteurs nous tombent dessus. Difficile de faire la distinction entre vendeurs de colectivos ou arnaqueurs de rue. Nous sommes sauvés de l'entourloupe par le vrai capitaine, qui s'interpose et fini par nous emmener à l'office où il nous vend de vrais billets, à un prix plus bas. La jetée s'étire vers le lac, à son bout les petits ferry alignés attendent le départ pour les îles. Beaucoup sont en fait des bateaux de transport de tours guidés. Nous montons à bord, et nous joignons pour le trajet aux participants d'un tour de deux jours sur les îles. Nous avons décidé de nous débrouiller seuls et n'avons pris qu'un aller pour celle d'Amantani.
Sur le trajet, nous faisons une pause sur l'une des îles flottantes Uros. Construites d'un mille-feuille de racines et de roseaux de deux mètres d'épaisseur, elles sont plus ou moins grandes. Celle que nous visitons fait maximum deux-cents mètres carrés, isolée au milieu du lac, mais d'autres sont bien plus vastes, avec une école, un stade de foot... Historiquement, ces habitats insolites avaient servi à échapper aux agressions des peuples indiens sur la terre ferme, dont les incas faisaient partie.
J'aimerais réussir à m'étendre dans une présentation élogieuse, rendant hommage à l'ingéniosité, l'extraordinaire de la construction de ces îles ainsi qu'à la singularité du mode de vie de ses habitants. Mais l'accueil chorégraphié des locaux, orchestré de manière assez grossière par le guide du groupe, casse toute l'authenticité et nous ôte le plaisir que nous aurions pu tirer d'un tel moment. Nous constatons l'extrême simplicité de l'habitat une-pièce des habitants pêcheurs, qui vivent à 6 dans une case en roseau de 9m2, couchant tous dans un seul même lit. Nous échappons avec peine à la vente forcée d'une balade en barque traditionnelle présentée comme facultative, refusant poliment les lourdes invitations du guide qui essaye de stimuler notre culpabilité.
Après avoir repris le bateau, au terme de deux heures et demi de traversée, nous atteignons Amantani. L'île est la plus grande du lac côté Péruvien, et la plus peuplée. Quatre mille habitants vivent aujourd'hui dans dix communautés, de l'agriculture mais surtout maintenant du tourisme. Les deux sommets au centre sont les lieux de célébration religieuse de Pachamama et Pachatata. De là haut, la vue panoramique sur le lac Titicaca, les deux rives et les montagnes au loin est magnifique. Une dizaine de communautés sont installées autour de l'île, à une centaine de mètres au-dessus du lac.
Notre hôte Elisabeth vient vous chercher sur la jetée d'un petit port. Le bateau s'arrête à peine, nous débarquons sacs sur le dos et à la main, et la suivons sur un sentier bordé de murets jusqu'à sa maison. Nous sommes bien loin du côté rustique et authentique vendu par nos guides, l'île a peut-être beaucoup évolué depuis leur édition. La maison où nous sommes logés a clairement été réaménagée pour accueillir des touristes. Nous retrouvons pour le déjeuner un groupe de collégiens venus en excursion pour découvrir la ville sur l'île. Ils mêlent à la bêtise habituelle des adolescents une forme de racisme dont ils semblent bien s'amuser. Ne semblant pas bien intégrer que nous comprenons très bien l'espagnol, nous les entendons nous appeler les "gringos", s'amuser de notre présence. L'exaspération monte, nous finissons par quitter la table et partir en randonnée au-dessus du hameau, en direction des deux sommets Pachamama et Pachatata. Nous suivons pour cela de larges sentiers dallés, qui relient les différents points de l'île, et sur lesquels circulent des habitants en moto.
Derrière la baie vitrée d'un café de l'île d'Amantani, nous profitons seuls d'un moment de détente en admirant la vue. Peut être une des choses que nous n'avons pas su suffisamment faire durant ce voyage, hormis à Huayllasqa, dans un autre contexte : se poser et profiter. Nous sommes seuls car à contretemps des tours organisés venus aussi visiter l'île et y dormir. Pendant qu'ils mangeaient et se reposaient, nous sommes montés marcher aux sites de Pachamama et Pachatata, et maintenant qu'ils y sont, nous sommes assis à une belle table et buvons notre café. Face à nous, le soleil se couche sur le lac et les collines de la rive est. Du premier étage où nous sommes, nous regardons la vie qui suit son cours sur la place. Les marchands en tout genre rangent leurs étals, les jeunes discutent en rentrant de l'école, les vieilles emmitouflées sous leur robe, châle tissé multicolore et chapeau ou bonnet remontent chez elles. La journée le soleil cogne et il fait chaud, mais dès que celui-ci disparaît, la température baisse fortement. Une brise froide souffle en plus sur les hauteurs de l'île, et il ne faut pas oublier que nous sommes à 4000m.
Toute la magie de ce moment est bien vite passée. Alors que nous lui accordions notre confiance et le trouvions sympathique, lui aussi a essayé de nous enfler au moment de nous rendre la monnaie. Nous sommes dépités, tout sur cette île est un piège à touristes où toute stratégie est bonne pour nous faire toujours plus payer. Nous n'en pouvons plus d'être pris pour des cibles, d'avoir à vérifier deux fois les prix annoncés. J'étais resté naïf jusque là, presque volontairement car je ne voulais pas que la méfiance vienne ternir mon expérience du voyage. S'ils cherchaient à tirer un peu vers eux la couverture, très bien, tant que c'était dans les limites du correct et de l'acceptable. Mais aujourd'hui nous avons passé un cap, on a trop de fois essayé de nous arnaquer. Le respect et la politesse sont des qualités rares, et c'est malheureusement un constat qui concerne la majorité des Péruviens que nous avons rencontré. Je ne fais plus confiance à personne et ne crois plus en la sincérité ni en la bienveillance de nos hôtes. Nous sommes des machines à billets, c'est tout. Ce soir, au coucher, je n'attends qu'une chose. Le réveil demain matin à 5h45, le déjeuner et vite repartir de cette île pour retrouver Puno, Arequipa, Lima et enfin la France.
Nous quittons l'île à l'aube, écœurés par l'irrespect des collégiens qui partageaient notre habitation, et par le capitaine du bateau qui essaye de nous faire payer plus cher le passage sous prétexte que nous sommes étrangers. Des locaux nous avait informé du prix réel, il ne veut rien entendre, "seul le capitaine connaît les prix". Il s'énerve, prend des airs, la situation se tend mais il est hors de question que je laisse passer, c'est une affaire de principe, et moi aussi je peux être buté. Je tiens bon et nous partons, le laissant grommeler et se plaindre auprès des ses compagnons d'arnaque. Je ne ressens que du mépris pour deux autres passagers du bateau qui avaient tenté de l'aider dans son escroquerie, en faisant semblant de payer le même prix que nous. Eux aussi repartent la tête basse en récupérant leur monnaie. C'est une profonde déception que nous ressentons, exposés à des comportements si bas. Encore plus qu'hier nous avons hâte de fuir cette région pour Arequipa.
Nous pensions avoir touché le fond, mais nous creusions encore. Rentrés à Puno, dans l'attente de notre bus, nous arpentons les rues autour du terminal terrestre à la recherche d'un café avec internet, pour consulter nos mails et régler quelques détails administratifs. Pour la première fois du voyage, sans ressentir de l'hostilité ni de l'insécurité, j’ai l’impression que nous ne sommes pas à notre place. Les passants se retournent en nous croisant, on nous observe, que font ces deux blanquitos dans ce quartier ? Ici de toute façon pas de wi-fi. Jusque là pourtant, même dans les endroits peu touristiques nous en avions trouvé. À deux pas du terminal, au moment de se résigner et de retourner attendre dans le hall, nous décidons finalement de rentrer dans une petite polleria ou une grand-mère crasseuse prépare des chicharrones sur le trottoir. Mais ils ont internet. Nous sommes seuls, le garçon est en train de laver le sol. Il est encore un peu tôt, le service n'a pas commencé. Nous déposons les sacs contre les fauteuils, commandons le seul plat disponible : les fameux chicharrones. Bouts de viande frits accompagnés d'une montagne de patates et patates douces, accompagnés de quelques lamelles d'oignons rouges en guise de légumes. La diététique à la péruvienne. Le temps passe, quelques personnes rentrent, nous gérons ce que nous voulions régler, il est temps de repartir. Nous demandons la note, nous avions demandé une assiette pour deux, la grand-mère nous a en fait servi une assiette double. Je doute que ce soit une erreur, mais bon, de toute façon nous ne sommes plus à une arnaque près. Je règle, me retourne, mais où est mon sac ?! Le plus petit des deux manque, j'étais pourtant sûr de l'avoir déposé derrière l'autre. Je cherche partout, fouille dans ma mémoire, non c'est sûr je suis rentré avec. Il y avait dedans mes chaussons, mon casque, ma doudoune, ma GoPro. Je suis dépité, résigné, même pas en colère. Immensément déçu par les gens. Les deux gars qui s'étaient installés derrière nous ne sont plus là. Une demi-heure plus tôt, je venais de rassurer Béatrice en sortant de la gare. C'était bon, le pire était derrière nous, on allait prendre un café, oublier les mauvais moments et laisser derrière nous ces deux journées en partant pour Arequipa. Et non, me rappelait le destin d'une bonne frappe derrière le crâne, la journée n'était pas finie !
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