Attendre. Ce voyage est aussi à propos de la patience, du temps qui semble s'étirer. Attendre dans le vol pour Lima. Attendre dans le hall du terminal Atocongo le bus en retard. Puis durant le trajet jusqu'à Nazca. Attendre en regardant défiler le paysage par la fenêtre, lors du long trajet de dix-sept heures jusqu'à Cuzco. Puis de nouveau attendre, que le colectivo pour Cachora arrive, se remplisse puis parte. Attendre que le temps passe et que les kilomètres défilent lors de notre randonnée. Prendre le temps de se reposer l'après-midi, et ne rien faire. Le temps se dilate. Au Pérou, et en Amérique du Sud de manière générale paraît-il, le rapport au temps est différent de chez nous. Ponctualité, retard et durée ne semblent pas avoir les mêmes significations.
Les colectivos, on ne sait pas quand ça part, combien de temps ça va mettre ni à quelle heure ça arrive. Cet après-midi nous sommes arrivés à Yanama. Nous avons cherché les informations sur le bus qui peut nous faire passer le col demain. Nous n'arrivons pas à trouver deux infos cohérentes dans les réponses que l'on nous donne. Le bus partira demain, à 4h30. Un autre nous dit à 6h. Selon une autre encore, ce sera entre 5h et 6h. Il n'y a pas d'arrêt bien défini, c'est au bord de la route. Nous finissons par comprendre qu'il passera ce soir, en revenant de Santa Teresa. Il faudra lui demander directement, il devrait être là entre 17h et 18h. La propriétaire du campement, la fille de Sr. Valentin, chez qui nous voulons laisser notre tente est absente. Elle aussi est partie en ville aujourd'hui, et devrait être de retour en fin d'après-midi. Son affiche sur le mur de sa maison annonce "grocery store", nous aimerions nous ravitailler. Alors nous attendons. Nous montons la tente, dormons pour récupérer des courtes nuits. Béa et Stéphany jouent aux cartes, je regarde les poules et leurs poussins. Je m'occupe en jouant avec un chat. L'heure tourne lentement, et en plus j'ai faim. Je vais m'étirer pour patienter. Enfin 17h approche, nous commençons à espérer voir le bus et la propriétaire arriver. Nous montons le long de la route, nous aimerions nous signaler au chauffeur pour avoir plus d'informations sur le lendemain, et être sûr de ne pas louper l'unique transport quotidien. Nous guettons le bout de la vallée, les lacets qui descendent sous un des hameaux. Rien à l'horizon. La nuit tombe, nous marchons le long de la route, espérant voir apparaître des phares. Rien. Nous nous asseyons, jouons avec un chien. Des nuages recouvrent le fond de vallée et le froid avec. Nous mettons nos doudounes et nos frontales, nous nous asseyons sur une pierre et attendons. 18h30, ça y est une lumière sur la route un peu plus haut. Plein d'espoir nous nous levons, nous avançons. Elle avance lentement, s'arrête, repart puis disparaît entre les arbres et les maisons. Rien ne se passe. Dix minutes, quinze minutes, où est il ? Au bout du virage un bruit de moteur nous arrive, une phare unique éclaire la route. C'était une moto, ce n'est pas le bus... Elle nous passe devant lentement, le conducteur nous salue, nous sommes de nouveau seuls dans la lumière de nos frontales. À 19h des ombres remontent la route, ce sont les habitants qui viennent accueillir ceux qui reviennent de la ville. Ils s'assoient sur le bord de la route et se joignent à notre attente.
Enfin le bus arrive, nous le voyons descendre et s'arrêter régulièrement pour déposer chacun devant chez soi. C'est un minibus, comme un vieux combi réaménagé pour pouvoir transporter quinze personnes. Le chauffeur nous confirme le départ demain, 4h40. Et puis repart. C'est tout, voilà, tout ça pour ça. La propriétaire n'était pas dans le bus, nous redescendons déçus aux tentes. Ce soir ce sera riz et boîte de thon, c'est déjà pas mal. En plus Stephany a du bouillon de poule déshydraté, c'est très bien, ça assaisonnera. Béa a encore un sachet de taboulé lyophilisé.
La propriétaire arrive finalement encore une heure plus tard, nous n'y croyions plus. Son fils s'est cassé le poignet en jouant au foot, elle est rentrée avec lui, il a le bras en écharpe. Demain elle devra reprendre le bus pour l'emmener à l'hôpital à Santa Teresa.
Le conducteur du colectivo que nous attendions à 4h40 arrive à 5h15. De peur de le rater, ça fait depuis 4h15 que nous sommes prêts. Mains dans les poches, chapeau sur la tête, il nous annonce ne peut pas franchir le col à 4700m, le violent orage de la nuit accompagné de fortes précipitations a déposé trop de neige pour permettre le passage avec son véhicule. Nous le comprenons, nous sommes dans une vallée très retirée, et ce sont les aléas de la haute montagne. La route arrive ici depuis peu, et les transports vers Santa Teresa s'organisent à l'improviste, lorsqu'il y a assez de passagers. C'est la désillusion, allons nous encore passer une journée à attendre ici à ne rien faire le temps que la neige fonde ? Sinon, nous franchissons le col à pied. Heureusement pour nous, d'autres ont un besoin urgent de se rendre en vallée, et il y a un véhicule 4x4 au village. Sans plus d'informations, nous patientons de nouveau dehors, en s'abritant de la pluie sous l'avancée du toit. Je prépare du mathé pour tuer le temps et nous réchauffer. Après deux heures, nous entendons enfin le ronflement d'un moteur. Nous montons dans un minibus où les sièges trop rapprochés n'ont même pas la taille de mon fémur. Le colectivos part finalement à 6h.
Sur la route de terre, le toyota tremble et gronde dans les épingles resserrées. Le propriétaire du véhicule n'est pas le conducteur, peut-être n'a-t-il pas son permis (se poserait-il vraiment la question d'en avoir un ?), n'aime-t-il pas conduire ou plutôt n'en a pas envie. Assis à la place passager, il connaît bien sa machine. Il tient fermement la porte avant dont la charnière semble cassée. Dans la montée, les habitants de la vallée nous attendent sur le bord de la route. Ils nous font signe de loin pour appeler le chauffeur, repartent en courant chez eux chercher leurs sacs. À l'intérieur du minibus, nous réorganisons le chargement, transvasons les sacs, valises et bouteilles de gaz vers l'arrière pour laisser de la place aux nouveaux venus.
La radio passe un mélange de pop péruvienne et de musique traditionnelle. L'ambiance est bonne dans ce petit car, entre les habitants qui en profitent pour discuter. Au fur et à mesure de notre montée la route blanchit, le bus patine un peu dans les virages mais réussit à monter. Côté vide, je ne fais pas le fier, surtout que le chauffeur en profite pour filmer la route en conduisant. À 4600m, au col, ce ne sont pas nous mais bien les locaux qui demandent un arrêt pour une séance de photos dans la neige, face au panneau ! Rires, sourires, ils se font photographier ensemble devant leur vallée, transformant ce simple trajet en bus en un moment de joie.
Nous sortons du minibus au pied de la dernière montée du trek du Salkantay, nous avons rattrapé la vallée sous Totora, après le col. Nous ne regrettons à aucun moment avoir shunté cette étape, nous avons pu voir depuis la fenêtre le sentier qui longe à flanc le ravin encaissé, et semble bien dépourvu d'intérêt. Seul le passage du col aurait été un bel objectif sportif, mais là encore la météo nous donne raison : entre la neige et le ciel couvert, nous n'y aurions pas pris un grand plaisir. À côté du sentier qui remonte, à vingt mètres de notre arrêt, une affiche annonce "caffé, desayuno". Nous ne nous faisons pas prier et nous installons sous la terrasse couverte. La propriétaire nous sert deux assiettes de poulet sauté, patates frites, avocats, accompagnées de deux grandes tasses de café, c'est le plus beau moment de notre journée. Rassasiés, motivés, revenus à des altitudes plus basses et sur un sentier plus doux, nous attaquons plein d'entrain ces derniers 800m de dénivelé. En pleine montée, l'odeur torréfiée et les arbustes à baies nous entourant nous font réaliser que nous sommes en fait en train de traverser des plantations de café. À l'improviste, nous faisons une halte dans une petite cabane en contrebas. Les murs de la maisonnette sont plutôt des balustrades, entre les poteaux qui soutiennent le toit. Au centre de la pièce une femme occupée à faire sa lessive dans une bassine nous fait signe de rentrer. Derrière, dans une petite pièce, on distingue une sorte de four, et de la cheminée sur le toit sort de la fumée. Les grains de café sont en train de torréfier. L'endroit est loin d'être rustique, bien au contraire. On sent que les petits producteurs ont adaptés leurs standards aux touristes et trekkeurs de passage. Nous avons le droit à une petite présentation des produits, dégustation du café local. Nous repartons bien sûr avec un sac de grains.
La vue tant attendue au sommet sur le site du Macchu Picchu n'est pas à la hauteur de nos espérances. Nous sommes surtout impressionnés par les reliefs au cœur desquels la cité a été bâtie, mais on ne voit que peu les constructions, nous sommes trop loin. Ce n'est pas grave, il en faudrait plus pour doucher notre enthousiasme. Nous savons déjà que nous n'y monterons pas demain, les grèves qui bloquent la région rendent le retour compliqué. Et puis après les cinq jours que nous venons de passer, prendre un bain de foule et faire la queue pour les photos, non merci. Les chevaux sentent l'écurie, nous descendons à grand pas le sentier vers le lieu-dit "Hydro-électricité", où s'arrête la route. Ensuite c'est le train ou la marche le long des rails pour rejoindre Agua-Calientes, point de départ de la visite du Macchu Picchu. À la centrale, vu le sens des affaires des Péruviens, je suis sûr que nous trouverons des minibus tâchant de profiter de la grève des trains pour nous ramener à Cuzco par la route. Nous rattrapons Stéphany qui avait pris de l'avance, la saluons, c'est ici que nos chemins se séparent. Nous poursuivons notre descente rapide, ça y est, plus qu'un kilomètre, quelques gouttes tombent. À gauche le ciel est noir, nous couvrons nos sacs de leurs protections, accélérons, l'orage gronde et la pluie s'intensifie. Plus qu'une centaine de mètres, nous nous jetons à l'abri de la terrasse d'un restaurant. Beaucoup s'y sont réfugiés, nous nous retournons, dehors c'est le déluge. Le toit de tôle résonne sous les trombes d'eau. Nous pensons à notre australienne restée derrière.
Dans le colectivo qui nous ramène vers Cuzco, nous longeons sur plusieurs dizaines de kilomètres d'impressionnants précipices sur une route de terre, surplombée par de raides talus de terre et de blocs en équilibre. Tout le long les ouvriers s'affairent. La caravane de minibus transportant des touristes de retour à Cuzco crée un panache de poussière qui descend la vallée. Profitant d'une grève du train qui dessert le Macchu Picchu à Agua Calientes, les agences de bus locales ont affrété des dizaines de véhicules pour ramener le flot de touristes, en profitant de la demande et de l'absence d'alternatives pour doubler les prix. Pour sept heures de trajet, nous payons cent soles au lieu de cinquante. Soit vingt-cinq euros par personne. Une française anti-capitaliste à bord s'en offusque, blâmant les Péruviens de tirer avantage de notre situation, "regarde, ils ont même le regard mesquin". D'autres aspects chez les locaux touchant parfois selon moi à l'irrespect m'ont aussi contrarié, mais dans ce cas là, qui sommes nous pour donner des leçons de morale ? Nous même profitons bien de notre pouvoir d'achat d'occidental dans un pays moins développé, devrait-on gagner à chaque coup ? On ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre, il faut parfois accepter de payer. Dans ce monde où il faut se battre, les vendeurs à la sauvette de place pour Cuzco sont des requins, et jouent leur rôle parfaitement, à fond.
Ce retour dans un lieu de tourisme de masse où l'on se doit de cocher la "to do list" pour rentrer satisfait est brutal. L'air ébahi de nos compagnons de voyage lorsque nous leur expliquons que nous ne sommes pas montés au Macchu Picchu nous confirme dans notre choix de trek. En choisissant cet itinéraire, nous sommes volontairement sortis des sentiers battus et y avons trouvé ce que nous cherchions. De la difficulté, de l'isolement, de la découverte, de l'authenticité. Contrairement à ce que le mini-bus devant nous affiche sur sa vitre arrière "the journey is the destination" (le voyage est la destination), nous pensons que le voyage est le chemin.
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