Au creux de la vague
Nous nous tenons au pied de la montagne. Face à nous, l'interminable pente raide que nous devons monter pour arriver au village de Marampata. Nous ne voyons ni notre objectif, ni les sommets plus au-dessus. Notre regard est bloqué de chaque côté par les falaises et versants quasi verticaux.
Ce matin nous avons quitté le campement tôt, pour éviter les fortes chaleurs de la mi-journée dans la montée. Nous avons descendu ce qui nous séparait du fond du canyon, franchi la rivière Pitumarca par un grand pont suspendu. Une petite heure de marche à la fraîche avant d'attaquer le gros du sujet.
Nous partons lentement, en nous donnant de petits objectifs intermédiaires dans la montée. Le sentier est raide, toujours aussi poussiéreux, monotone. Je regarde mes pieds, monte à rythme constant. Parfois nous nous arrêtons pour sortir une bouteille d'eau, puis repartons. J'essaye de m'occuper en portant de grosses pierres à bout de doigts, histoire de m'entretenir pour l'escalade. Je m'en lasse vite. La vue n'a pas changé, toujours ce précipice, toujours cette végétation rare, cette terre asséchée. C'est assez désagréable. Je me noie dans mes pensées. Je m'évade en pensant à notre pays et à la Savoie, à chez nous, à la croix du Nivolet et au lac du Bourget, aux campagnes de Vimines. Je m'échappe à Pralognan, où je ne suis pas retourné depuis si longtemps. Je vois nos forêts, les crêtes du Mont Charvet, le hameau des Fontanettes et le chemin de la corniche. J'imagine nos belles cascades, nos sommets finement sculptés et élancés, nos beaux villages. Je pense à nos amis, à la neige qui est tombée et aux virages de ski qu'ils ont commencé à tracer dans la poudreuse. Que faisons-nous là ? Pourquoi s'inflige-t-on tout cela, à quoi bon ? Cela fait maintenant plusieurs jours que l'on galère, à traverser un pays qui réserve certes quelques surprises, mais qui globalement ne nous convient pas. Le désert et les climats secs, ce n'est pas fait pour nous. Et puis allez, disons le franchement, autour de nous, c'est moche. Et si nous faisions demi-tour ? Bien sûr, ce serait pénible, il faudrait faire dans le sens inverse tout le trajet de la veille, mais nous mettrions un terme plus tôt à ce calvaire. Non, c'est bête, c'est chiant mais c'est comme ça, il faut que l'on aille jusqu'au Choquequirao maintenant, sinon ce serait parfaitement absurde. Et puis ensuite nous raccourcirons, demi-tour et on rentre. Ce ne sera pas une partie de plaisir mais tant pis, on retrouvera une connexion Wi-fi et on verra pour avancer les billets d'avions, rentrer en France et prendre des vacances ailleurs. Quel idiot j'ai été de pousser pour le Pérou, à quoi est ce que je m'attendais ? Qu'est ce que je pensais trouver ici ? Sortir de sa zone de confort, aller vers l'inconnu, un voyage qui marque le coup ? Pour ça c'est sûr, nous sommes servis. Le voyage et l'aventure, une véritable quête, physique et spirituelle ! Mais mince, pourquoi ne pas tout simplement se contenter de vacances plaisantes, là où nous étions sûr de passer du bon temps ? En Grèce, en Espagne ou en Italie, comme le suggérait Béatrice ? Et cette montée qui n'en finit pas…
Je m'arrête dans un virage, sur une pierre, pour l'attendre. Elle est quelques virages en-dessous, pour elle aussi c'est dur. Elle traverse exactement les mêmes pensées. Assis sur ma pierre, je regarde autour de moi. La vallée s'est légèrement ouverte, nous apercevons maintenant quelques sommets et des versants moins raides. J'entends le torrent au fond du canyon, nous sommes sortis du ravin. Au-dessus ce sont de nouveaux des landes, basses forêts, en face j'aperçois le campement que nous avons quitté ce matin. Je le domine légèrement. Le flot d'idées noires s'estompe doucement. Les voix de la démotivation et de l'abandon se taisent. Ces états psychologiques difficiles, je les connais, j'en ai acquis l'expérience avec la compétition. Mais même en étant averti, je me suis laissé avoir. C'est comme ça, il y a toujours des bas, mais ils précédent des hauts. Dans ces moments, il faut simplement baisser la tête, et avancer. Faire preuve de résilience et d'abnégation, avoir confiance en la suite. Ça ira mieux après. Et puis si nécessaire ralentir, prendre une pause et du recul. Se recentrer sur les petits plaisirs, se rappeler pourquoi on est là, se dire que d'autres traversent les mêmes difficultés, voire les ont surmonté. Trouver tous les leviers de motivation interne et externe, et les actionner.
Mon regard a changé, j'ai retrouvé mon optimisme naturel. Béatrice arrive, je m'occupe d'elle et tâche de lui remonter le moral. Elle galère et je ne vais pas la plomber pour que l'on se coule mutuellement. On doit s'en sortir par le haut. D'ici peu nous atteindrons le premier campement, nous aurons fait le tiers de la montée. Et puis finalement, nous ne sommes pas si lent ? À Santa Rosa, nous nous arrêterons boire un Coca, ça nous fera du bien. Nous prendrons une pause et découperons la suite en petits objectifs, nous y arriverons !
La récompense tant attendue
La suite de la montée est plus facile pour moi. Le moral est revenu, et je sais que chaque pas nous rapproche du sommet. Lacets après lacets, nous sommes en train de gravir cette pente. Pour Béa, c'est toujours difficile, et peut être même de plus en plus. Je l'attends pour l'encourager, mais elle souffre de la chaleur étouffante, du soleil qui cogne et du poids de son sac. Sur ce sentier toujours aussi raide et sec, elle subit mais avance. À force de micro-pauses, d'arrêts sous l'ombre des quelques arbres, nous atteignons Marampata. Ça y est, c'est fini. Devant nous, le petit village sur les pentes douces qui surplombent la vallée. Nous nous posons sur un banc abrité du soleil par un toit, et regardons le chemin parcouru ces deux derniers jours. Au loin Capuchiloc, en bas le campement, la rivière, cette terrible montée. Nous prenons de manière anticipée une décision pour la suite de nos vacances : les canyons, c'est bon on a donné, nous n'irons pas à Colca.
Après la pause la récompense est de taille. Le sentier est maintenant à flanc, le repas a permis de recharger les batteries et nous repartons d'un bon pas. Au passage d'une crête, ça y est, le Choquequirao nous apparaît. En bas de multiples terrasses, construites sur des flancs improbables au-dessus du précipice. La forêt en a recouvert beaucoup mais une bonne partie a été défrichée par les archéologues, qui sont toujours au travail. Seuls 30% du dernier bastion Inca face aux Espagnols a été mis à jour. La cité était immense, et mérite bien son titre de jumelle du Macchu Picchu. Plus haut, à cheval sur une selle entre un dôme et la montagne, les ruines de bâtiments religieux, administratifs et de logements de la noblesse. La société inca avait une hiérarchie pyramidale très marquée, et le pouvoir central à Cuzco s'est appuyé sur un ancêtre du "service de travail obligatoire", quasi équivalent à de l'esclavagisme des populations locales, pour bâtir ses merveilles et contrôler son territoire. Cela laisse à méditer, mais les chefs-d'œuvres de construction en pierre de taille restent spectaculaires.
Le campement est une surprise inattendue. À l'entrée de l'enceinte, les gardes nous accueillent et nous indiquent nos emplacements plus loin. Derrière leur cabane, de belles terrasses incas ensoleillées, au sol plat et couvertes d'herbe verte, attendent que nous montions la tente. Des toilettes et des douches (froides, mais quel plaisir après deux jours à suer) sont même à disposition. Cerise sur le gâteau, c'est gratuit, ou plutôt c'est inclus dans le ticket d'accès que nous avons payé. Nous sommes seuls, tous les tours organisés campent et mangent chez l'habitant à Marampata, ou mieux (ou pire !) dans un logement de luxe qui a été aménagé pour le seul usage des trekkeurs nantis. Ainsi, à deux jours de marche de la route, un hôtel à baie vitrée et vue panoramique avec eau chaude, Wi-fi, repas, côtoie les maisons paysannes en terre où les fermiers vivent avec leurs animaux et tâchent de s'adapter aux exigences des touristes. Deux anecdotes intéressantes à ce sujet. La première. Une des péruviennes propriétaire d'un campement à Marampata, qui est née ici, dont le mari est guide, nous a expliqué payer 300 soles par mois pour l'abonnement internet satellite. La seconde. Nous avons appris plus tard sur le trek que de nombreux investisseurs, notamment anglais, forts de leur pouvoir d'achat, achètent ici du terrain pour construire hôtels de luxe et logements insolites, faisant concurrence directe aux locaux. Ça aussi, ça laisse à méditer.
Mystérieux Choquequirao
Nous repartons en fin de journée pour enfin trouver notre Graal, le Choquequirao. Tranquillement, sans sacs, comme pour une marche de récupération, nous traversons la forêt. Sur les côtés, pris dans la végétation, des restes de terrassements, de murets, un escalier, un puits. L'eau le remplit encore et la fontaine coule. Dans la lumière du soleil couchant, la cité inca est pleine de mystère. Nous sommes seuls. Nous traversons les ruines d'entrepôts à maïs, ou peut-être de bâtiments administratifs. Entre les arbres, je me laisse aller à imaginer ces lieux autrefois pleins de vie, où des hommes ont vécu. Je les vois s'activant, transportant de lourdes pierres pour construire leur ville, travaillant la terre des terrasses et stockant le fruit de leur labeur. Aujourd'hui tout est retourné à la jungle, les ruines sont la signature de leur passage et de leur ingéniosité, du temps qui passe. Au col la place principale a été dégagée. Sur cette plateforme au milieu de la verticalité, de belles bâtisses font face à un ancien temple. Le soleil couchant teinte de orange le sommet des murs de pierre, créant une ambiance unique. Au centre de la place, une rigole descend du haut de la montagne. Les incas ne reculaient devant rien pour irriguer leurs cités perchées et leurs cultures. Ils détournaient les sources et rivières sur plusieurs kilomètres si nécessaire, pour s'assurer d'avoir de l'eau.
Le petit dôme qui surplombe le complexe est surprenamment plat, curieux, je monte pour essayer de comprendre. En haut, une vaste place cerclée d'un muret donne une vue panoramique sur la vallée, les soleils levants et couchants. Les incas ont étêtés, terrassés, aplanis la montagne, pour donner naissance à ce lieu de rites et cérémonies. Nous sommes les seuls visiteurs dans cet endroit incroyable, c'est magique. Je rejoins Béatrice, il va falloir rentrer. Les gardiens vont fermer les portes à 17h30, nous retournons au campement.
Contemplation à la nuit tombante
Assis à la tombée du jour devant notre tente, je contemple la vallée. J'observe les dernières lueurs sur les sommets, les lumières qui scintillent en face dans les petits villages, ou au milieu d'un flanc de montagne, laissant deviner une maison jusque-là cachée. La chienne des gardiens est à côté de moi, elle était venue chercher à manger mais face à notre refus s'est contentée de compagnie. Elle a posé sa tête sur mes genoux et profite de mes caresses. Un moment simple, de partage et de plénitude. Je repense à cette journée, à hier, à tous le chemin déjà parcouru. Demain ne sera pas facile, mais je sais que le plus dur est derrière nous. Maintenant que nous sommes là, je mesure notre chance et repense à nos pensées idiotes du matin. Sacré leçon. Ce lieu de bivouac incroyable et notre visite du Choquequirao seuls, au coucher du soleil, n'en ont été que plus savoureux. Des hauts, des bas. C'est amusant. Nos états psychologiques aujourd'hui ont été à l'image de notre itinéraire. Nous sommes descendus au fond du trou, avant d'en ressortir lentement et retrouver les sommets.
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